Monsieur Journot, comment avez-vous eu l’idée du programme pour l’industrialisation de l'Afrique subsaharienne en moins de 20 ans ?
Le programme pour l'industrialisation de l'Afrique subsaharienne en moins de 20 ans n’est pas à proprement parler juste une idée mais résulte plutôt du cheminement de mes travaux économiques entrepris en 2010 à propos de la désindustrialisation de l’hexagone. J’avais fait le constat de la disparition de pans entiers de l’industrie française et de la disparition de tissus industriels vers 2005 alors que l’une de mes activités professionnelles m’avait conduit à travailler avec des façonniers textiles des régions de Roanne et Troyes dans le cadre d’une marque de vêtements « made in France » vendue surtout à New-York. Les sous-traitants qui ne pouvaient lutter contre la concurrence étaient placés en liquidation judiciaire et disparaissaient les uns après les autres. Un rapport commandé par l’Etat français révélait que la filière de la façon ne comptait plus que 6 000 employés fin 2008 et perdait jusqu’à 1 000 emplois par an.
Pour alerter sur la désindustrialisation et le risque de voir la balance commerciale française atteindre un jour des déficits record ainsi que c’est évidemment le cas maintenant, j’ai écrit plus de 150 tribunes et analyses publiées sur Marianne, Le Figaro, entreprendre etc., fédéré plusieurs dizaines de milliers d’abonnés sur mes réseaux sociaux consacrés à cette cause mais aussi travaillé à l’élaboration d’un concept d’industrialisation détaillant en cent pages, un modèle d’intégration verticale applicable dans de nombreux secteurs industriels puis un autre en 2016 reprenant les mêmes principes de mécanismes de péréquation et de mutualisation de coûts mais offrant aussi un mode de financement inédit impliquant l’Etat qui en recueillerait les fruits, dévoilé pour l’occasion dans un article de 12 pages sur le Figaro.
En quoi votre expertise économique et l’expérience française de la désindustrialisation peuvent servir l'industrialisation de l'Afrique subsaharienne ?
Pour industrialiser l’Afrique subsaharienne, il faut appréhender le phénomène des cycles. Pour résumer mon propos précèdent, la France a passé son tour en termes d’industrie manufacturière des biens de consommation. On peut toujours relocaliser quelques industries robotisées mais cela ne créera que peu d’emploi. Dans mon article sur Marianne à propos des obstacles à la réindustrialisation, j’expliquais que « Les économies suivent généralement le même cheminement : agricole, industriel puis celui des services. Maintenant, l’économie quaternaire ou numérique se nourrit de services avec l'ubérisation mais aussi d’interdépendances et d’interactions avec les stades primaires et secondaires qui ont structuré les économies de pays. Ainsi, les pays les moins développés dont ceux d’Afrique subsaharienne, ne peuvent enjamber une progression des cycles, de même que les pays anciennement industrialisés se heurtent le plus souvent à un effet cliquet postindustriel qui empêche un parcours inverse. » A la fin de cette tribune, j’écrivais que la France dispose de l’atout de la Francophonie et de liens uniques avec un continent africain aux portes de l’Europe qui pourrait compter 2 milliards d’habitants en 2050. On peut convaincre des entreprises françaises, européennes ou américaines de transférer en Afrique subsaharienne, une part de leurs chaînes de valeurs mondiales (CVM) installées en Chine. Cette stratégie favoriserait le développement de cette région tout en procurant de nouvelles perspectives et de la croissance à nos entreprises industrielles et à l’économie française ou européenne.
Est-ce qu’il y a d’autres enseignements à tirer ou d’autres similitudes entre la France et l’Afrique ?
Dans un édito en mars 2023 sur Valeurs Actuelles, j’exposais « La communication ou la politique industrielle française dans l’hexagone et en Afrique sont semblables. Bien que n’empêchant guère la désindustrialisation, le gouvernement se targue de vouloir réindustrialiser la France tandis qu’en Afrique, il prône l’industrialisation tout en réservant les financements aux projets écologiques ou les moins industriels qui ne créent que peu d’emplois directs, indirects et induits. » Les Objectifs de Développement Durable (ODD) définis par l’ONU en 2015, régissent maintenant les politiques industrielles de pays développés qui acceptent d’appauvrir leurs économies et leurs populations ou celles de pays en développement et émergents comme ceux d’Afrique subsaharienne qui ne peuvent ainsi s’industrialiser et se développer pour satisfaire aux nouvelles exigences dites durables et climatiques.
Les débats sur l’immigration africaine font florès actuellement en France et en Europe. Comment votre projet pourrait contribuer à une diminution de la démographie et de l’immigration ?
Pour mieux illustrer le long parcours du projet, je vais vous citer ma première réflexion en la matière, publiée sur Le Figaro en juin 2020 : « Les prévisions démographiques annoncent un doublement de la population africaine d’ici trente ans mais on peut penser qu’une hausse du niveau de vie encouragerait l’éducation des enfants, l’émancipation des femmes et à terme, une réduction de la natalité. » Il est de même probable que le nombre de candidats à l’immigration légale ou illégale diminuera quand l’industrialisation transformera l’Afrique subsaharienne en nouvel Eldorado.
Dans plusieurs tribunes, vous dénoncez l’échec de la politique mondiale d’Aide publique au développement (APD) et de l’Agence Française de Développement (AFD)
En France, le budget global de l’AFD dont la moitié est généralement consacrée à l’Afrique, atteint 15 milliards d’euros en 2023. L’Afrique a bénéficié de 1500 milliards de dollars d’Aide publique au développement (APD) en un peu plus de 60 ans mais le développement de l’Afrique subsaharienne ne s’est jamais concrétisé. Aussi est -il temps de changer une politique post-coloniale mal perçue par des Africains qui préfèrerait que l’on développe des partenariats commerciaux d’envergures internationales et une vraie industrie manufacturière de biens de consommation.
Le PAL (Plan d’Action de Lagos) de 1980 et l’Agenda pour 2063 initié en 2015, ne semblent pas avoir produit de résultats probants. Pourquoi pensez-vous que votre projet pourrait réussir ?
Le programme pour l'industrialisation de l'Afrique subsaharienne en moins de 20 ans est un projet cadre, réaliste et concret, de nature à répondre aux inquiétudes africaines. L’article « Pour éviter un chaos humanitaire, l’Afrique subsaharienne doit s’industrialiser en moins de 20 ans », publié le mois dernier dans la Tribune Afrique, soulignait cette urgence. Alors certes un tel plan de développement est attendu depuis plusieurs décennies par des centaines de millions d’Africains dont les travaux journaliers dans l’économie informelle ne permettent pas de nourrir leurs familles. Lors de sa publication, le projet a été republié sur plusieurs dizaines de media africains populaires. Mais il y a aussi une jeunesse africaine cultivée et diplômée parfois proche de chefs d’Etats ou travaillant dans des institutions internationales et africaines, consciente des réalités économiques régionales. Parmi elle, cadres, ingénieurs et économistes m’ont souvent fait part d’une volonté de s’investir dans cet ambitieux dessein.
Alors quel est le principal point d’achoppement ?
Le programme fera certainement une quasi-unanimité parmi les Africains mais le principal obstacle à sa réalisation, demeure une forme de terrorisme intellectuel qui impose une pensée idéologique climatique surtout occidentale et réserve les financements et subventions aux projets dits durables ou numériques qui ne créent pourtant pas suffisamment d’emploi. Cela empêche donc l’émergence d’une industrie manufacturière africaine des biens de consommation. Selon la Banque Mondiale " pour 2030, les prévisions indiquent que 9 personnes vivant dans l'extrême pauvreté sur 10 vivront en Afrique subsaharienne ". Sa population passera d'1 milliard d'habitants à 2 en 2050 puis 4 en 2100. Le risque de catastrophe humanitaire jamais vue se rapproche et de plus en plus nombreux sont les chefs d’Etats et responsables d’institutions internationales et africaines qui examinent mon projet avec intérêt.
Francis Journot est consultant et entrepreneur. Il dirige le programme pour l’industrialisation de l’Afrique subsaharienne ou Plan de régionalisation de production Europe Afrique et Africa Atlantic Axis. Il fait de la recherche dans le cadre d’International Convention for a Global Minimum Wage et tient le site Collectivité Nationale